« Nourrir la population tout en préservant la planète, focus sur le blé »

Accueillies par la section locale de Mouscron, les agricultrices de la province du Hainaut se sont retrouvées le 6 septembre dernier à Dottignies pour une journée d’étude provinciale dédiée à l’agriculture dans le monde, notamment pour mieux comprendre et cerner la fragilité des équilibres alimentaires mondiaux.

Pour développer ce sujet, nous avons eu la chance de recevoir Monsieur Christophe Dequidt, Agroéconomiste, ancien chef d'entreprise, globetrotter des agricultures et auteur de plusieurs ouvrages dont "Le tour d'Europe des dynamiques agricoles" (2021).

Vous retrouverez ci-dessous un compte-rendu de cette matinée de réflexion, reflet d’une situation en perpétuel changement, permettant néanmoins de vous donner quelques clés et pistes de réflexion sur le devenir de l’agriculture au travers de quatre défis majeurs : les conflits, la démographie, les modes de consommation, la logistique.

1. Le constat des productions dans le monde : concentration des acteurs

La production de blé est très concentrée dans le monde : on consomme du blé dans tous les pays du monde mais on en produit que sur certaines zones, qui se raréfient en plus (ou vont se déplacer dans des zones potentiellement productives) à cause du réchauffement climatique…

Sur l’ensemble des productions (principales grandes cultures – blé, maïs grain, riz, soja, orge, colza, tournesol), la concentration des surfaces est assez forte au niveau mondial (voir Graphique 1).

Plus de 50% des surfaces de production de chacune de ces cultures se concentrent généralement sur un voire deux continents !

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Graphique 1

 

Où produit-on le plus de blé dans le monde ? 

Top 3 – Chine, Inde, UE (la Russie ayant décidé d’être la première depuis quelques années…)

-> 39% des 223 Millions d’ha de blé produits dans le monde se concentrent en Asie (et principalement en Chine) !

 

    Le principe économique de l’offre et de la demande, base de fonctionnement d’un marché, se traduit en agriculture par l’évolution de la production et de la consommation. Au niveau du blé (mais aussi de la majorité des autres produits), la tendance est que, tous les ans, on observe une production qui augmente et une consommation qui augmente également de par le nombre d’individus sur la planète. La tendance de la production demeure donc en hausse d’année en année. Mais pour l’année 2022, nous allons pour la première fois depuis longtemps connaître une diminution de la production. Celle-ci étant notamment liée à la situation en Ukraine (récolte 2022 très perturbée par la guerre), alors que la demande ne cessera pas d’augmenter… L’équilibre offre-demande, très sujet aux fluctuations rapides, se trouve donc actuellement perturbé puisque la demande dépasse l’offre.

    Si on s’intéresse aux pays producteurs de blé, il faut savoir qu’une centaine de pays produisent du blé dans le monde, alors que seulement 7 pays (en considérant l’UE comme un pays) en produisent presque plus de 75% ! (voir Graphique 2)

    « Du coup, si un incident climatique dans un de ces pays se produit, l’équilibre offre-demande est rompu et ça bascule ! »

    graphe 2
    Graphique 2

    Si on regarde l’évolution de la production de blé par pays entre 2000 et 2021 (voir Graphique 3), on constate que la Chine n’a pas cessé d’augmenter sa production (avec un développement considérable tout en étant tout juste autosuffisant), que l’Inde (+30 MT en 20 ans) et la Russie (+50 MT en 20 ans) ont énormément progressé depuis 2000 (grâce à leur maîtrise grandissante de la génétique). Les USA (-11MT), se sont concentrées sur d’autres productions comme le maïs et le soja. L’Europe par contre a stagné, étant donné qu’elle était déjà la meilleure en 2000, avec le meilleur rendement mondial.

    graphe 3
    Graphique 3

    « On peut penser que dans 10 ans la Russie sera au-dessus de l’Europe, et certainement au-dessus de la Chine (qui va baisser pour cause d’érosion des sols) »

     

    Quel est le rendement moyen mondial de blé en T/ha ?

    Il est de moins de 3 tonnes…

     

    Au niveau des importations de blé, le nombre de pays importateurs de blé augmente et cela va continuer de progresser : l’Asie consommant beaucoup plus de blé qu’il y a 20 ans…

    Le top 3 des importateurs mondiaux de blé est le suivant : Indonésie, Chine, Egypte. Alors qu’il y a 20 ans, les deux pays asiatiques ne consommaient quasiment pas de blé/pain…

    « On a fait en sorte de développer la consommation de blé dans des pays où cette tradition culinaire n’existait pas, on a habitué des gens à en manger pour servir nos propres intérêts »

    Au niveau des exportations, l’évolution est telle qu’on note une augmentation de 69% de celles-ci au niveau mondial en 20 ans.

    L’UE (27) continue d’être le 1er « pays » exportateur de blé dans le monde (26% des exportations mondiales), la Russie occupe la 2ème place (20%, explosion de la Russie) alors qu’il y a 20 ans elle ne se trouvait qu’en 7ème position (+20%), suivie des USA avec 13% (diminution de moitié en 20 ans).

    Cela rend compte de la spécialisation des pays, avec de moins en moins de pays qui produisent du blé, ce qui représente donc véritablement une arme…

    Au niveau du ratio d’exportation vs production, la tendance augmente depuis 20 ans : en 2000, ce ratio était de 19%, il est aujourd’hui de 25%... « Ce qui signifie que certains pays ne produisent plus que pour l’export, certains pays se sont donc spécialisés pour l’export… »

    Le commerce mondial des céréales, ce n’est pas rien… Cela représente 12% de la valeur globale des échanges agroalimentaires/des produits agricoles échangés dans le monde. Et le blé dans les céréales c’est ce qu’il y a de plus important puisque ça représente 45% du volume global et de la valeur des céréales échangées dans le monde. Le blé a donc une importance prioritaire dans les échanges et dans la politique globale.

    Le commerce mondial de blé est de plus très concentré : 8 pays assurent 85% des exportations mondiales ; l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, à notre porte, représentant un tiers des achats mondiaux.

    Si on s’intéresse au stockage du blé, on parlera d’une donnée très stratégique ! 

    « Tous les états ont des stocks stratégiques et donc on ne manquera jamais de blé […], il y a le stock théorique et le stock pratique… On a par ailleurs aucune idée du stock mondial aujourd’hui, on a que des suppositions… Le stock de blé est une donnée stratégique dans beaucoup de pays et notamment en Chine et en Russie puisque ces pays jouent là-dessus pour faire descendre ou monter le court mondial »

    La FAO estime les stocks mondiaux de blé de fin de campagne 2022/2023 à 297,8 MT, soit un tiers de la récolte mondiale. C’est donc cette différence entre stocks et récolte qui fait évoluer les prix…

    « Toutes les puissances jouent là-dessus pour faire bouger les prix à leur avantage, d’autant plus si les médias s’en mêlent : on fait croire que, on balance une fake news, on dit qu’on a du stock pour faire baisser les prix etc. »

    Les stocks de blé sont donc très mal répartis entre les pays, notamment sous l’effet de la guerre, du climat (dont les aléas dictent aussi leur loi sur les marchés), et de la puissance de la Chine sur le marché du blé.

    Face à tout cela, on peut dire que le monde change sauf certaines évidences…

    Il faut se nourrir pour vivre et jusqu’à présent, nous avons encore besoin de l’agriculture pour l’alimentation.

    « Aujourd’hui, l’alimentation n’arrive que des fermes, et heureusement ! Elle arrivera aussi des laboratoires mais ce sera vraiment très peu ; les fermes urbaines vont également se développer. Mais les champs et l’élevage seront toujours la base même de l’alimentation ».

    L’alimentation est donc stratégique et certains en font des (in)sécurités humaines : des leaders mondiaux qui l’utilisent pour créer la peur (stratégies, rivalités, pouvoirs, coopération).

    À quoi les agriculteurs vont-ils devoir faire face ?

    Deux données récentes auxquelles les agriculteurs doivent aujourd’hui prêter une attention particulière précise Mr Dequidt, sont la climato-dépendance de l’agriculture (avec des pertes de productions pour cause de sécheresse ou d’inondations… avec des impacts différents en fonction du continent, d’un continent à l’autre) et la connexion Alimentation – Santé.

    Une troisième donnée étant l’urbanisation : à l’horizon 2050, 70% de la population se trouvera en ville et 30% à la campagne (aujourd’hui 60/40). Quid de l’importance pour l’agriculture ?

    Les régimes alimentaires vont complétement changer (et ont déjà changé…), ce qui aura une influence sur ce que les agriculteurs produisent ou devront produire. On se dirige vers des consensus de modèles alimentaires (4 à 6 tout au plus), au lieu de milliers auparavant…

    « Avec des personnes qui mangent toutes la même chose, souvent dans de la restauration hors foyer, on devra toujours produire la même chose… »

     Une quatrième donnée importante est également que cinq géants sont de plus en plus présents dans notre société : les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) qui investissent notre quotidien et le vivant et donc la santé et l’alimentation…

    À la lumière de ces constats par rapport à la production de blé dans le monde, on peut dire que le commerce joue un rôle prépondérant dans les déséquilibres alimentaires mondiaux. On constate un décalage croissant entre les régions où les besoins augmentent et celles disposant d’un potentiel productif.

    En 2010, 1 homme sur 6 dépendait des marchés mondiaux pour couvrir ses besoins alimentaires. En 2050, les agroéconomistes estiment que ce sera la moitié de l’humanité…

    « Quelle arme ! Les gens qui dépendent déjà des autres pour manger en dépendront encore plus ! On va vers un monde encore plus dépendant de la production de certains pays… »

    2. Le conflit en Ukraine et ses conséquences

    Comme évoqué précédemment, avec la guerre en Ukraine (et c’est évidemment ce que voulait Vladimir Poutine), le marché mondial jusqu’alors plutôt stable (puisque chacun avait trouvé sa place et son marché, chacun avait ses places fortes) s’est totalement dérégulé, déséquilibré… Jouer avec l’arme alimentaire, tel est le premier impact de la guerre en Ukraine.

    De nombreux pays d’Afrique dépendent de la Russie pour leur approvisionnement en blé : certains à plus de 70% (Somalie-Bénin (100%), Egypte, Soudan) !

    Cette guerre a évidemment eu un impact direct et important sur les cours, même si Mr Dequidt rassure l’assemblée en disant que cela ne devrait plus trop baisser sur un moyen terme de 3 ans même s’il y aura des fluctuations. Les ventes pour l’agriculture devant se raisonner en marge et non en spéculation.

    Pour la petite histoire, Vladimir Poutine avait déjà très bien compris la puissance de l’arme alimentaire dans les années 2000 :  l’agriculture devenant une priorité d’état avec comme objectif « devenir n°1 » !

    3. Où en est l’Europe (27), une remise en cause des principes du Green Deal ?

    L’Europe, c’est 5,6% de la population mondiale, le plus grand marché solvable du monde, 2,8% des terres immergées, 10,8 millions d’exploitations (dont les deux tiers de moins de 5 ha), 22 millions de personnes qui travaillent régulièrement dans ce secteur agricole et agroalimentaire (âge : 11% de moins de 40 ans, 32% de plus de 65 ans), 70% de doubles actifs dans le secteur agricole.

    L’Europe c’est toujours la seconde puissance économique du monde (13 335 M€ de PIB en 2020), la première puissance agricole (418 milliards d’€ – végétale 212,9 ; animal 161,7). Un ensemble riche, attractif et surtout solvable qui attire des vendeurs de partout mais aussi des femmes et des hommes à la recherche de stabilité, de travail et de paix.

    Par rapport à la PAC, on distingue trois grandes périodes :

    • 1962 / 1992 : la volonté d’indépendance alimentaire et de développement de la production (augmentation des rendements) ;
    • 1992 / 2019 : l’agriculture et le développement durable (politique de transition - mieux produire et dans des normes plus environnementales, le secteur agricole réagi et fait évoluer ses pratiques) ;
    • 2019 / … 2050 : l’empreinte carbone et le Green Deal (« normes très strictes »).

    Ce Green Deal ne concerne pas que l’agriculture, tous les secteurs économiques sont impliqués, il ne faut pas l’oublier. Pour l’agriculture, le leitmotiv est « Farm to Fork » (de la fourche à la fourchette). Celui-ci n’étant donc qu’une partie de la stratégie globale du Green deal puisque tous les domaines sont concernés

    Les objectifs généraux du Green Deal pour l’agriculture sont les suivants : réduire l’empreinte écologique et climatique du système alimentaire, mener une transition mondiale vers une durabilité compétitive, de la ferme à la fourchette, exploiter les nouvelles opportunités, mettre en place un système alimentaire solide et résilient.

    Mr Dequidt s’interroge : « et le mot ‘agriculture/agriculteur’ là-dedans ? On ne le retrouve jamais, ils sont pourtant les premiers concernés… Les objectifs 2030 pour une production alimentaire durable représentent des contraintes pour les agriculteurs et des objectifs insensés… La direction qu’on souhaite prendre a du sens, mais qu’on le fasse dans un cadre jouable pour le secteur »

    4. Réflexions prospectives

    Vis-à-vis de ces difficultés, l’Europe reste chanceuse…

    Elle se trouve dans une zone de production tempérée et très favorable à la production et à la diversification des cultures. Elle est relativement moins impactée par le réchauffement climatique comparée à d’autres. Il s’agit d’un emplacement privilégié dans la mondialisation et les demandes de produits agricoles.

    L’agriculture, globalement, capte du carbone et peut mettre en place des politiques vertueuses en ce sens. L’agriculture est un ensemble équilibré, vertueux, qu’il faut arrêter de segmenter (culture et élevage c’est un équilibre, une chaîne). Isoler des phénomènes identifiés comme négatifs n’a pas de sens dans cet ensemble…

    Et les agriculteurs ?

    « Il faudra être de plus en plus vigilant, ne pas s’endormir sur ses lauriers. Les cours du blé continueront à faire du YOYO en fonction d’informations fiables ou non. Plus que jamais, il vous faudra devenir des gestionnaires et adapter ses stratégies non pas en fonction des prix des intrants ou du marché mais bien de la marge ou de son excédent brut d’exploitation. Le premier facteur de marge est la production, ne faites pas des impasses irraisonnées. Le premier € gagné n’est pas celui non dépensé mais bien celui bien dépensé. Raisonner potentiel à l’hectare et non pas dépenses. Choisir ses futurs assolements, non pas en fonction des intrants mais bien de la rentabilité finale ».

    « En conclusion, l’agriculture a un rôle majeur dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour la sécurité alimentaire. Nourrir le monde, préserver notre environnement, développer les espaces ruraux et capter du carbone sont les quatre voies de l’agriculture européenne aujourd’hui. Il ne faut pas rater ces objectifs et ce challenge. Pour cela il faut changer de système, saisir les opportunités, passer de la transition à la transformation. Passer de l’agriculture de conservation à celle de régénération avec captation du carbone, c’est faisable par chacun d’entre vous. Elle amènera de nouvelles rémunérations. Il faut continuer de donner envie à vos jeunes d’y aller parce que pour moi vous faites le plus beau métier du monde »

    L’audace, c’est sortir de sa zone de confort  Jean- Louis Etienne

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