La mondialisation n’a pas débouché sur une harmonisation des propos, une harmonisation des intérêts, une coordination des décisions. C'est le fait national qui s’est imposé. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) regroupe 165 pays qui ont des intérêts profondément divergents. Le multilatéralisme est dans une configuration d’échec. Ce qui explique la multiplication d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux, qui doivent nécessairement être notifiés à Genève, à l’OMC.
L’UE a été l’un des acteurs qui a poussé assez loin ces accords bilatéraux ou régionaux. Et dans ces accords, la viande bovine représente un point de vulnérabilité pour l’UE car des contingents ont été accordés à droits nuls ou à droits réduits au Canada, au Mercosur et cela a failli être le cas avec l’Australie. Les accords avec les USA (TAFTA/TTIP) sont, eux, par contre, au point mort.
Le Green Deal a pour objectif de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Dans l’axe « Farm to Fork », une des sections porte sur la nouvelle politique commerciale de l’UE. Cela doit être mis en place via le PAC ainsi que les plans stratégiques nationaux et cela devrait permettre de concilier commerce et environnement.
M-L Semaille : « la stratégie de la ferme à la fourchette avec 50 % de réduction des phyto, ne prenons que ça, on ne peut pas imaginer qu’une baisse de 50% des phytos n’aient pas une conséquence directe sur la capacité des agriculteurs, des cultivateurs à protéger leurs cultures. Donc, clairement, ça va avoir une conséquence sur la productivité européenne, notamment en céréales. »
Mais, l’UE, en tant que première puissance exportatrice et 3ème puissance importatrice, doit tenir compte de ce qui se fait ailleurs. Non seulement, elle va guider ce qui se passe en Europe mais elle va également essayer d’influencer les puissances internationales pour essayer de coopérer et d’emprunter la même trajectoire. Pour cela, la mise en place de clauses miroirs a été proposée. Il s’agit d’imposer une réciprocité des normes de production à l’ensemble des partenaires commerciaux. Mais est-ce compatible avec l’esprit du libre-échange ? Comment va-t-on les mettre en place ? Tous les pays européens vont-ils suivre ? Y a-t-il des risques de rétorsion de la part de nos partenaires commerciaux ? Vont-ils voir cela comme un protectionnisme déguisé et perdre confiance ?
Là-dessus, s’est greffé la stratégie Fit for 55[1] qui propose notamment un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Cela concerne le fer, acier, aluminium, ciment, électricité, engrais mais pas les produits agricoles. Cette taxe à la frontière risque de provoquer une augmentation du prix des engrais et donc des coûts de productions des agriculteurs. Au-delà de ce mécanisme d’ajustement, il y a aussi les aspects plus géopolitiques qui vont se greffer sur la composition du prix des engrais. Les engrais sont produits avec du gaz. Or l’UE dépend à 40 % de la Russie pour son approvisionnement. L’augmentation du prix du gaz s’est déjà répercutée en France par une augmentation 138 % du prix des engrais. Donc avec la situation actuelle du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le gaz va et a déjà flambé. Donc, à l’arrivée, on est sur une baisse de la compétitivité de l’agriculture européenne, du fait de l’alourdissement de ses coûts de production.
C Battheu : « Y a-t-il alors un antagonisme entre les échanges économiques mondiaux et l’environnement ? »
T Pouch : « Plusieurs études d’impact ont été menée par rapport à la stratégie Farm to Fork, aux USA et en Europe. Toutes prédisent que cela va mener à une diminution de la production, des exportations, des revenus des agriculteurs et à une augmentation des importations. De plus, les USA ont pointé que si le Monde entier appliquait le Green Deal, l’insécurité alimentaire augmenterait. Les politiques sont donc face à un dilemme. »
Est-ce qu’on va donc vers un Monde d’après ou plutôt vers la continuité du Monde d’avant ? Ce dernier se caractérise par la rivalité croissante entre Chine et USA. Est-ce qu’on va passer d’une domination des USA à une domination de la Chine, ou alors se retrouver dans un monde sans domination claire… ? Cela mènerait à une situation compliquée voire anarchique... Il faut aussi garder en tête que chaque sanction diplomatique, financière, commerciale conduit à des rétorsions portant essentiellement sur l’agriculture car c'est souvent à ce niveau que la frappe blesse le plus. « Si on veut affaiblir son adversaire, on affaiblit son agriculture ». On l’a vu avec l’embargo de la Russie ou l’application de droits de douane en Chine pour l’importation de produits agricoles. Par ailleurs, on va vers des guerres « hors-limite » qui ne se limitent pas à des actions militaires mais s’étend aussi à des conflits sur des questions monétaires, de norme, d’alimentation.
Question du Chat : que va devenir notre métier d’agriculteur/agricultrice ?
T. Pouch : l’Europe désarme sur l’agriculture en diminuant les aides tandis qu’ailleurs on réarme. Des aides sont octroyées aux agriculteurs en dépit des règles de l’OMC. Aux USA on ne veut pas (plus) toucher à l’agriculture.
Par ailleurs, les études d’impact du Farm to Fork aux USA pointent le problème du pas de temps auquel l’UE va devoir faire face. Elle va avoir besoin d’un temps long pour trouver des substituts aux intrants utilisés actuellement. 30 ans c'est trop court, il faudrait donc peut-être réviser le Green Deal.
M-L Semaille : « l’agriculture c'est comme un paquebot, on ne change pas de direction instantanément. De plus, la volatilité des prix rend la situation difficile pour les agriculteurs wallons, qui sont principalement sur le modèle de l’agriculture familiale et dans lequel ils investissent avec leur propre argent et leur temps. »
C. Jaspart : « aujourd'hui on ne se projette pas dans 10 ans mais plutôt dans 6 mois maximum. Il faut rappeler qu’il y a de l’humain derrière les exploitations, on fait un métier dur mais qu’on aime. Notre rôle n’est plus juste d’être agriculteur et nourrir, il faut aussi suivre la bourse, prendre en compte les enjeux environnementaux, etc. »
[1] « L'objectif de la proposition de la Commission relative à un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) est d'éviter – dans le plein respect des règles du commerce international – que les efforts de réduction des émissions consentis par l'UE ne soient neutralisés par une augmentation des émissions en dehors de ses frontières qui résulterait d'une délocalisation de la production vers des pays tiers (dont les politiques de lutte contre le changement climatique sont moins ambitieuses que celles de l'UE) ou d'une augmentation des importations de produits à plus haute intensité de carbone. » (source : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/green-deal/eu-plan-for-a-green-transition/ )