Rencontre avec Yarame Fall

Notre rubrique « Agricultrices du Monde » est une façon de rendre hommage à toutes ces femmes, dans le monde, qui vivent de l’agriculture familiale. Grâce à la collaboration étroite avec le Collectif Stratégies Alimentaires (CSA), nous pourrons vous faire voyager à travers leur récit. Cette rubrique nous permettra de vous faire connaitre leur vie, leur travail, leur famille… Alors, prêts à découvrir de nouvelles façons de vivre et de travailler la terre ?

Cette fois-ci, nous embarquons pour le Sénégal.

Entretien effectué par Kawtar Tatekht (CSA)

Pour cette interview, nous avons été à la rencontre de Yarame Fall, une agricultrice à la vie bien remplie qui porte de nombreuses casquettes. Elle est entre autres présidente du Collège des femmes du CNCR (Conseil National de Concertation et de Coopération des Ruraux).  Le Collège des femmes, créé en 2005, a pour vocation d’offrir un espace de concertation aux femmes, qui leur permet de se rassembler pour faciliter l'échange concernant leurs préoccupations et pour leur permettre de s’affirmer davantage au sein du mouvement paysan. Au cours de cet échange, Yarame revient sur ses différentes expériences, ses rôles et sa vie quotidienne. 

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je m’appelle Yarame Fall. Je suis née le 4 avril 1971 et j’ai donc 51 ans. J’habite au nord du Sénégal, à Saint-Louis dans un quartier de pêcheur. J’ai trois frères et trois sœurs. Je suis désormais mariée et j’ai deux filles et trois garçons. Au niveau professionnel, j’occupe différentes fonctions. Je suis présidente du collège des femmes du CNCR depuis février 2020. Auparavant, j’étais animatrice dans l’organisation. Je travaille aussi dans le secteur de la pêche et la transformation de produits halieutiques. Et je fais également partie d’un groupe membre fondateur du CNCR la FENAGIE PECHE (Fédération Nationale des Groupements d’Intérêts Economiques de Pêche du Sénégal). Sur mon temps libre, j’aime lire, voyager et échanger avec d’autres producteurs.  

Quelle place a l’agriculture dans votre vie ? 

Mon père était pêcheur et ma mère vendait le poisson à Dakar. J'ai grandi en voyant ma mère faire ce travail de transport et vente des produits entre Saint Louis et Dakar, à une époque où ce secteur n’était pas encore fort développé.  

Pour ma part, j’ai commencé à travailler sérieusement dans le secteur de la pêche dans les années 97. Puis au fur et à mesure, je suis devenue transformatrice et cheffe d’une exploitation. Il faut dire qu'au tout début, je travaillais dans l’exploitation de mes parents. J’encadrais mes frères et me chargeais de la vente. Puis j'ai créé la première embarcation. Maintenant, j’ai deux embarcations que mes enfants emmènent en mer. J’ai aussi fait un prêt auprès de la mutuelle que le ministère avait mis en place pour promouvoir l’exploitation féminine. J'ai pu alors réussir à élargir l’exploitation familiale. 

Quels types d’agriculture y a-t-il au Sénégal ? 

Au Sénégal, il y a surtout la culture du riz le long du fleuve Sénégal, avec un projet d’autosuffisance en riz prévu.  Il y a également l’horticulture, la culture de la banane (au sud), la culture de la mangue et la production du sésame. Le mil et l’arachide sont aussi cultivés dans le bassin. Il faut dire que le climat ici est favorable pour des cultures très diversifiées. Au niveau de l’élevage, nous avons l’aviculture, l’élevage d’embouche bovine et l’élevage de petits ruminants. Nous sommes par ailleurs en train de dégager des stratégies pour atteindre l’autosuffisance concernant le bétail, notamment pour être autonomes lors de la fête musulmane, la Tabaski, durant laquelle nous avons besoin de beaucoup de têtes de bovin. 

Dans ma région, il n’y a pas de forêt ou d’espaces pour faire de la culture. On ne pratique que la pêche. Même si beaucoup oublient la pêche lorsqu’ils traitent de l’agriculture, chez nous cette activité est très importante.  Car dans ma région, elle permet de garantir la sécurité alimentaire et c’est un moyen d’existence économique. Ce secteur permet d’employer beaucoup de personnes et notamment des saisonniers qui viennent pour subvenir à leurs besoins lors des basses saisons de cultures. De plus, en terme nutritionnel, le poisson est très important. Surtout que le Thiéboudiène, un plat phare de la cuisine sénégalaise, se fait à base du poisson et de produits transformés. 

Comment est impacté le secteur agricole par la situation politique et économique actuelle du pays ? 

Au niveau gouvernemental, le pays voit la nécessité de l’agriculture et pas mal de programmes sont mis sur la table. Aussi avec le Covid-19, on a remarqué ce besoin d’autosuffisance, c’est pour cela que l’état a lancé différents programmes qui ont mis l’accent sur l’agriculture et la transformation des produits locaux. Il y a un plan d’accélération agricole qui vise vers 2035 une plus grande autonomie. Cela passe par des investissements, des formations, et des structures comme le CNCR qui appuient les membres à la base. 

Quant à la situation économique, elle n’est ‘pas assez favorable’ de manière générale. Il y a des zones de famine, où les familles n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins et dépenses quotidiennes. Certaines zones (centre et Nord) du Sénégal ont été touchées par un manque de pluie. Par exemple dans les cultures d’arachide, les rendements ont fortement diminué. Ou encore au Nord, la région Matam, le grenier du Sénégal, qui produit les céréales comme le mil, a besoin de beaucoup d’eau et a fort souffert du manque de pluie. Cela a créé des zones de famine. Même s'il y a eu des mesures d’urgence, celles-ci n’ont pas suffi malheureusement. Aussi, avec la pandémie, nous avons assisté à la fermeture des marchés et l’interruption des transports. Et cela associé au manque d’infrastructures pour stocker, transformer ou valoriser les produits a été très néfaste pour la production. En effet, la majorité de la production a pourri dans les zones d’exploitations. C’est pour ces raisons qu’il faut promouvoir davantage l’industrialisation de l’agriculture même si ça ne passe que par des petites unités.  

Et concernant plus particulièrement la pêche, nous avons subi les impacts du réchauffement climatique et également les impacts de l’exploitation du gaz et du pétrole. Il y a à quelques kilomètres, une plateforme gazière qui est mise en place et qui va être exploitée d’ici un an. Les pêcheurs souffrent de cela, car ils ne peuvent plus accéder à certaines zones de pêches. Par ailleurs, il y a un nombre de bateaux étrangers exorbitant dans les zones de pêche, notamment par rapport aux réserves naturelles qui s’y trouvent. Les paysans lancent un grand cri de cœur concernant ces effets qui contribuent à leur appauvrissement. Les bateaux étrangers sont mieux équipés que les pêcheurs locaux. Des poissons sont probablement en train de disparaître des eaux sénégalaises. La plupart des produits de pêche de ces bateaux étrangers  est destinée à être transformée en farine de poisson qui est ensuite exportée, donc cela fait que le pêcheur local est fortement impacté.

Quel type d’exploitation avez-vous ? 

Je suis propriétaire d’une exploitation familiale. J’ai également deux embarcations de pirogues que mes enfants emmènent en mer. 

Quelle place occupent les femmes dans le secteur de la pêche ? 

J’ai pour habitude de dire que les femmes sont au cœur de l’exploitation familiale. Les femmes ont beaucoup contribué à l’épanouissement des exploitations familiales, car chaque fois que les pirogues viennent de la mer, c’est les femmes qui vendent et transforment. Elles sont aussi consultées pour les investissements. On ne peut pas parler du secteur de la pêche sans souligner le travail essentiel des femmes pour le secteur.  Il y a beaucoup de femmes dans le secteur. 

Concernant la répartition des tâches, de façon générale, les hommes vont en mer et les femmes s’occupent de la transformation et de la vente. Mais dans certaines zones, par exemple les mangroves, ce sont traditionnellement  les femmes qui cueillent les huîtres. 

Pouvez-vous nous décrire une de vos journées-types ? 

Je me lève d'habitude très tôt aux environs de 5h du matin. Je fais ma prière. Je prépare le petit déjeuner et fais de la lessive lorsqu’il y en a. Ensuite, je vais acheter du poisson frais au niveau du quai de débarquement à partir de 10h, à l'heure de débarquement, pour l’amener à l’usine de transformation. En fin de journée, vers 17h, je rentre préparer le dîner. Et enfin, à partir de 18h30, je peux vaquer à mes autres occupations. Le samedi, je vais souvent au centre culturel Gaston Berger où je peux y faire de la lecture, consulter de la documentation.  

Concernant mes heures de travail, j’essaye de bien planifier ma semaine pour participer à plusieurs réunions et rencontres, tout en assurant mes diverses activités. Parce que je suis membre consulaire au niveau de la Chambre de Commerce et d’agriculture de la région de Saint-Louis. Je fais même partie du bureau. C'est nous qui avons d’ailleurs mis en place une mutuelle pour les professionnels de la pêche. J’ai été élue deux fois présidente du conseil d'administration. J'ai beaucoup appris là-bas en matière de financement et de crédit. J'ai aussi été deux fois élu membre du secrétaire général du GIE (groupements d’intérêts économiques) du quai de pêche. Mais depuis, je me suis retirée de cette fonction pour pouvoir exercer pleinement et paisiblement les tâches qui me sont allouées au niveau du Collège du CNCR. Cela me laisse aussi plus de temps pour m’investir au sein d’une plateforme sous-régionale appelée le ROPPA (Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest).  

Qu’est-ce que ces différentes fonctions vous apportent au quotidien en termes de joies et de défis ? 

Cela permet de renforcer mon expérience et d’avoir une ouverture sur l’extérieur. Par exemple, participer à l’organisation de la foire agricole, la FIARA, m’a beaucoup appris sur ce que font les autres et sur ce que font les autres acteurs qui s'activent aussi sur les questions agricoles. Cela m’a aussi permis d’acquérir pas mal d’expériences en termes de systèmes financiers décentralisés et dans le mouvement local. À travers mes diverses activités et les différentes organisations dont je fais partie, je ne fais pas de politique, mais j’ai un impact sur les politiques agricoles. Enfin, toutes ces activités m'ont permis aussi de voyager et de découvrir de nouveaux lieux, ainsi que de renforcer mes positions.  

En termes de défis relevés, je pense que lorsqu’une femme croit en son projet, elle peut y arriver. Une femme peut être propriétaire et cheffe d’une exploitation. Voir mes enfants grandir, aller à l’école, avoir un travail font également partie de mes réussites. Mon prochain défi est de me mettre à d’autres activités agricoles. Je ne veux pas me contenter de la pêche, car cela signifierait de subir les périodes creuses. Je veux donc diversifier mes activités agricoles. Et puis, il faut dire que je me considère comme cheffe d’entreprise. 

Est-ce important selon vous de prévoir des espaces féminins dans les organisations agricoles ? 

Au niveau des organisations chez nous, 65% des personnes sont des femmes. C’est donc important qu’il y ait un lieu notamment à cause de barrières culturelles, religieuses et aussi d’analphabétisme. Ces espaces permettent finalement à ces femmes d’être plus libres de s’exprimer. Elles abordent des thématiques telles que la place des femmes au sein de l’exploitation, son rôle au sein de la famille, les problèmes rencontrés avec les enfants, la solidarité féminine, la sécurité alimentaire, etc.  

Et puis cela permet une meilleure implication des femmes dans les instances de décisions. Car dans les instances mixtes, les femmes ont parfois du mal à se faire entendre parce que certains hommes sont réticents à ce qu’elles occupent des postes à responsabilité. Alors qu’en allant dans ces instances mixtes avec une voix commune, les femmes ont plus de poids et cela permet finalement de renforcer le leadership féminin. 

Quelle vision avez-vous de l'agriculture du futur ? 

Nous avons justement récemment mené une réflexion sur les exploitations familiales et la sécurité alimentaire. Nous nous sommes dit qu’il faut davantage renforcer l'agriculture familiale. Et pour réussir cela, il faut se baser sur quatre principes : la formation des agriculteurs, l'accompagnement en moyens de production (engrais, semences de qualité, matériel agricole), le financement du secteur agricole et l'organisation du secteur (créer des interprofessions pour donner suffisamment de poids aux agriculteurs par exemple). Avec un travail sur ces quatre piliers, je pense qu’on peut parvenir à booster non seulement la capacité de production de nos producteurs, mais aussi à sécuriser leur production. C’est dans la cohésion et en s’organisant que nous pourrons mettre en place des stratégies pour promouvoir et contribuer à l'autonomisation du paysan. 

Quels conseils pour une femme qui souhaite se lancer dans l’agriculture ? 

Quand une femme veut se lancer dans l'agriculture ou bien mettre en place son exploitation familiale, elle doit d'abord se rapprocher des services d'encadrement, pour bénéficier de conseils et échanger avec des personnes déjà dans le métier. Le fait d’être membre d’une organisation permet finalement de recueillir le maximum d'expériences pour mettre en place une exploitation familiale. Comme on dit, ensemble, on est plus fort. Et alors, je conseillerais également aux nouvelles agricultrices de s’activer sur la chaîne de valeur, c'est-à-dire ne pas rester uniquement productrices, mais de s’intéresser à toute la chaîne de valeur, de la production à la bouche du consommateur. Cela leur permettra de bénéficier d’un revenu plus juste et d’être vraiment cheffes d'entreprise. 

Un dernier mot pour les agricultrices belges ? 

Je souhaite qu'il y ait une interconnexion et davantage d’échanges entre elles et nous. Ce serait très enrichissant de pouvoir lier des relations et échanger des expériences. Nous pourrions également discuter sur diverses thématiques, comme l’impact du changement climatique sur nos activités, ou encore l’intérêt de l'agriculture biologique. Et pourquoi pas se rencontrer aussi ou même avoir des partenariats pour nous renforcer.  

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